C’était sous Mitterand Ier. L’été avançait sans que les chars de l’Armée Rouge ne soient entrés dans Paris. La France n’avait pas été livrée à l’ours et nous pouvions respirer, vivre dans la liberté d’un régime socialiste bienveillant qui nous promettait des lendemains qui chantent. Mais pas l’International, c’est promis juré !
Nous avions le vélo qui nous démangeait et la bande que nous formions, dites « … » (ben en fait on avait pas de surnom mais je me rappelle que nous formions une vraie bande), avait imaginé un tour de France qui se résumait à une petite boucle autour du pâté de maison de notre minuscule univers.
Départ rue du Vallat, à droite sur les Olliers, puis place de Liberté pour finir par la rue de l’Instruction avec arrivée devant le grand portail en fer vert du collège Saint Julien. Quatre cent cinquante mètres, plats comme l’encéphalo de Pompidou mais de folie, Hinault pouvait se pointer quand il voulait, on était prêt.
Le peloton était assez peu international, même en comptant notre camarade Portugais, seule touche exotique de notre groupe bien Auvergnat, le criterium était local… On aurait bien voulu ouvrir nos rangs à d’autres nationalités, mais faute de candidats nous étions à l’apogée de la diversité possible dans notre bled.
Maria, la sœur de Carlos nous applaudissait ; sans doute n’avait-elle pas le droit de pédaler. Je l’aimais bien Maria.
Ce jour là
Cela faisait deux semaines que nous avions mis en place cette petite boucle. Au lendemain du départ du Tour de France, comme c’est étonnant le pouvoir des images de télévision.
J’avais pour bicycle un modèle Peugeot Hélium vert argenté, une petite beauté que j’avais eu deux ans plus tôt. Il avait déjà reçu quelques blessures de guerre mais il avait toujours une belle gueule. Il avait son équipement d’origine, ses garde-boue, son porte-bagage. Le minimalisme n’avait pas encore fait son travail de sape. On en reparlera.
Chaque après-midi, avant le Banga et les tartines de beurre-cacao, nous nous appliquions à comparer la taille de nos mollets dans cette furieuse course contre la montre Seiko à quartz. Je ne gagnais jamais. A ceci, on peut avancer plusieurs explications allant de la taille des susdits mollets, mon absence totale et irritante pour certains d’esprit de compétition, une langueur propre aux gens du Sud de la Loire, etc. De mon côté je penchais pour un problème matériel : mon vélo avait besoin d’un coup de booster pour gagner une étape.
Je réfléchis longuement au sujet… N’ayant d’autres sources de documentation que Pif Gadget, Mickey Magazine et depuis peu les comics Strange (je ne découvre la bibliothèque municipale qu’à l’automne suivant et internet dix ans plus tard), la solution m’apparut dans une épiphanie mettant en scène Hercule (le pote à Pif, pas le demi-dieu musclé et barbu) : Hercule poursuivait Pif à vélo en faisant un bruit d’enfer, celui-ci ne savait plus où donner de la tête. Je regardais de plus prêt cette planche et je découvris la solution qui allait, je le savais maintenant, me faire gagner cette satané course (ah dis donc… quelle « satané course », je vous prie d’excuser mon langage familier).
La course
A 15h00, j’étais fin prêt sur la ligne de départ. J’avais essuyé les moqueries de mes compétiteurs (mon frère, mes cousins, et tous les autres ados à moustache molles du quartier), mais je savais que j’allais les écraser cette fois-ci. Et après, on allait bien voir qui allait pleurer. J’étais sûr de moi, j’allais faire chialer des ados cet après-midi-là. Il y a parfois des évidences qui ne vous saute aux yeux qu’à la lecture des aventures de Pif et Hercule (c’est l’un de mes mantra, j’y crois encore aujourd’hui très fort).
Le soleil donnait ce qu’il pouvait pour nous écraser, je n’y prêtais aucune attention, j’étais invincible. Le Surfer d’argent sur son petit vélo vert. Je pouvais sentir la peur chez les autres. Mélangée aux transpirations des jeunes pubères à duvet et à l’odeur du goudron chaud de juillet, cela sentait surtout la victoire pour moi. Je jure aujourd’hui que le plus jeune des frères Chavaud me regardait les yeux écarquillés d’horreur. Ma monture l’impressionnait tellement qu’il allait en faire des cauchemars toute sa vie. J’ai croisé plus tard une de ces anciennes petites amies qui m’a raconté comment il se réveillait en hurlant « le petit vélo vert, il avait mis, il AVAIT MIS…. !!! ». Et de s’effondrer baigné de sueurs froides, tremblant comme une chiffe molle (ouais, je le jure que c’est une histoire bien vrai ça !!! Et j’utilise « chiffe molle » si je veux). J’en ricane encore.
D’un coup d’un seul, nous étions partis. Notre furia pubère se lança pour une course de légende qui allait nourrir la sauvagerie de mes nuits à venir. Je poussais sur mes cuisses de poulet de grain. Le bruit d’enfer —du moteur de mes envies de victoire, diriez vous ?— se mit en route.
Les cartes de la collection Panini de mon frère frappaient les rayons des roues de mon destrier à rythme régulier. Un coup Janvion, puis Baratelli, suivi de Trésor pour finir par Didier Six. Pas de Platoche. En ce temps là, Michel était Dieu, et on ne colle pas dieu sur un rayon.. Et comme tous les dieux… mais ça c’est une autre histoire. Je les avais fixé sur les montants par un système très ingénieux sans doute (j’ai toujours été un fin bricoleur) et à chaque révolution, le battement provoquaient un bruit infernal. Plus proche sans doute d’un agaçant bourdonnement que d’une pétarade motorisée, mais infernal quant même.
Mes compétiteurs en furent tellement surpris que l’espace d’un moment ils me laissèrent l’avantage. J’avais quelques mètres d’avance et j’en profitais pour foncer jusqu’au virage des Olliers. Je les entendis m’aboyer dessus alors que j’arrivais sur la place la Liberté et je poussais mon avantage. Si j’arrivais à garder la tête (ce serait pour l’éternité La Course Panini) jusqu’à l’Instruction, je serais le roi du jour.
Le souffle de la victoire commençait à gonfler mes ailes de géant pré-pubère (je n’avais pas encore moi, de moustache molle), et des shoots d’adrénaline affluaient dans mes cannes de poulet. Une véritable fête se préparait dans ma tête. Après le virage, je passais devant chez moi. Déjà, je sentais le baiser de Maria sur ma joue.
La Germaine
La dernière maison dans la rue de l’Instruction était une ruine, effrayante de nuit, flippante de jour. Une vieille harpie y vivait, mi-sorcière mi-folle à lier qui hanta notre imaginaire pendant des années. J’en reparlerai sans doute. Elle avait pour habitude de jeter par la fenêtre l’eau usée de… je ne sais pas ce que c’était, je ne veux pas vraiment le savoir.
Alors que j’arrivais, lancé vers les lauriers qui m’attendaient, elle ouvrit sa fenêtre aux carreaux noircis par la fumée de quelque potion qu’elle préparait sans doute dans son antre. J’accélérais. Je passais avant le jet méphitique de je ne sais pas quoi. Mes poursuivants n’eurent pas la même chance. Alors que la vieille accomplissait son œuvre diabolique en maugréant dans sa barbe (elle en avait une), ils freinèrent en poussant des cris d’ados pas contents.
J’avais gagné. J’aurai mon baiser. Je me ferai bousculer par mes compétiteurs furieux, mon frère y mettrait du sien mais qu’importe… quelle journée !
Conclusion teintée de nostalgie mais mignonne quand même
Une heure après la course, j’étais un jeune homme fini. Je m’étais fait contrôler par la Police du Bonheur…. J’étais dopé aux endorphines ce jour là.