J’ai, depuis ma bienheureuse enfance passée dans cette merveilleuse sous-préfecture de La Comté dont Chabrol aurait pu faire un beau film si tant est qu’il ait aimé ça ce que je crois être le cas, une peur bleue, comme tout le monde en somme, et cela fait de moi un humain comme les autres après tout. N’est-ce pas rassurant ?
Une peur bleue assez originale qui remonte aux premiers pas de la télévision. Je vais vous conter ça puisque vous insistez.
Ci-dessous cette chronique en podcast
Âgé de quelques années à peine, petit ange blond à la tête couverte d’un bol de cheveux digne de George Harrison mais blond comme je viens de vous le dire, ma mère m’appelait son petit champignon, et aujourd’hui je ne sais plus si c’était pour la susmentionnée coupe ou pour la facilité avec laquelle je poussais en douceur vers l’avenir et les fusées des voyages intergalactiques qui seraient notre quotidien en l’An 2000.
Donc.
J’avais sept ou huit ans, et je regardais sur notre poste familial une adaptation en série du classique de la littérature d’aventures Michel Strogoff, que je n’avais pas encore lu car j’étais occupé avec Le Club des cinq ou Fantômette. Je l’aimais bien ce Michel-là, comme beaucoup de Michels en fait, et, assis sur mon petit fauteuil en osier, les coudes posés sur les genoux, ma petite bouille si mignonne reposant dans mes mains, je dévorais l’écran noir et blanc de mes yeux bleus aux reflets mordorés dont certains disaient déjà « c’est trop beau ».
Dans l’histoire, le pauvre Michel, parti pour Irkoutsk à travers les plaines de Sibérie dans une épopée comme on en trouve seulement dans les classiques de la littérature d’aventures et ça tombe bien ce roman vernien en est un, se voit prisonnier des Tartares. Il prend au chef de ces derniers, l’émir comme ils disent, applaudi par le traître Ogareff, l’envie de punir ce pauvre courrier du Tsar en lui appliquant délicatement mais avec une cruauté certaine un fer chauffé à blanc sur les yeux.
Ce passage du livre, que j’ai lu plus tard après en avoir terminé avec la Bibliothèque Verte, est une épreuve de lecture niveau Ligue des champions grâce au talent de Jules Verne et pour l’enfant que j’étais ce fut un trauma que de le voir transposé à l’écran. L’approche de l’épée des yeux de Strogoff, le gros plan… est gravé dans ma mémoire, et je remercie le réalisateur pour cela. Chaque fois que l’on s’approche de moi avec un fer rouge, je perds mes moyens. Oui bon… en tout cas si cela arrivait, je perdrais mes moyens. Voici donc pour cette peur bleue que je devais vous partager.

Photo by Laurent from that time
Ce qui me conduit à vous parler de mon Ivan Ogareff à moi. C’est un monsieur bonhomme et doux, un sourire continuel lui habille le visage, on ne peut que l’apprécier. Mais derrière cette façade, le carabin masque un être fourbe et patelin, parce que oui c’est un médecin. Le jour fatidique, c’était un mardi de mai, marqua mon passage de l’autre côté de la montagne, ce moment précis où vous comprenez que maintenant la pente vers l’abîme, c’est « droit devant, tout droit, vous ne pouvez pas vous tromper, vous verrez c’est tout noir ».
Heureux de fêter mes quarante années de vie terrienne, j’avais eu la bonne idée de prendre rendez-vous chez ce gars-là, médecin attitré de la Châtellerie, pour faire un point sur l’état de la machine à mi-parcours. Dix minutes plus tard, ce type – oui ce type ! – me renvoyait chez moi avec une ordonnance, un rendez-vous chez l’ophtalmo et ma vision bionique 10/10 perdue à jamais. Le salaud ne cilla pas quand il appliqua son fer rouge sur les globes de ces yeux bleus aux reflets mordorés dont on ne pourrait plus jamais dire qu’ils étaient beaux. Après le vol éhonté de ce sapajou, je me devais de les cacher derrière, je ne vous le donne plus en mille, des lunettes !
Ainsi va la vie.
Et à moi de devenir ce mec avec les lunettes accrochées au T-shirt, ce gars qui les cherche alors qu’elles sont sur sa tête, ce pauvre hère dont on se moque parce qu’il a de la buée quand il porte un masque. C’est devenu un sujet de conversation pour moi, j’ai même des anecdotes à raconter avec comme acteur principal une de mes bésicles. Je suis devenu pitoyable, je me fais honte.
L’autre jour, j’ai même volé par erreur les binocles de l’un de mes amis. La peur de manquer me ronge.
Michel Strogoff retrouva la vue, et le traître Ogareff se vit défait.
Moi, je sais que jamais je ne pourrai gagner ce combat-là. Mon exécuteur ne m’a pas manqué